L'INFORTUNE DE FELTON
Felton se prélassait sur son lit. De la colline surplombant son manoir lui parvenaient le grondement de la meule et le claquement du fouet de son contremaître. Ses lèvres s'étirèrent en un sourire paresseux. La moisson allait bon train. Einon allait être satisfait, et sa satisfaction ne pouvait qu'être bénéfique à Felton.
Il menait déjà une existence agréable, à l'image de l'après-midi qui venait de s'écouler. Il lança un regard ardent à l'adorable friponne qui laçait sa tunique, langoureusement appuyée au chambranle de la porte ouverte. Le soleil parait de reflets dorés sa chevelure défaite et les deux globes que son corsage contenait à grand-peine. La première fois qu'elle s'était penchée vers Felton pour lui verser à boire, celui-ci n'avait pu faire autrement que de les remarquer.
Par chance, elle s'était montrée des plus dociles, au contraire de la plupart de ces beautés champêtres. Felton trouvait leur résistance déplacée. Au risque de paraître immodeste, il s'estimait plutôt bel homme. En toute logique, ces gueuses auraient dû préférer les attentions délicates d'un seigneur élégant aux étreintes brutales de leurs semblables et apprécier à sa juste valeur cette parenthèse dans leurs existences misérables... Quelques heures passées dans une belle maison, dans un lit moelleux, à se régaler de mets raffinés en compagnie d'un bienfaiteur.
Rowena l'avait compris, elle... Ou était-ce Rosamund? Ou Ronalda? Le nom importait peu. Il lui adressait rarement la parole et, quand c'était le cas, il suffisait de l'appeler « mon lapin » ou « ma mignonne » pour qu'elle soit satisfaite. Elle était non seulement jolie, mais maligne. Assez maligne pour passer l'après-midi au frais, au lieu d'être dehors en train de battre, glaner ou moudre le blé. Il n'y avait qu'à voir le peu d'empressement qu'elle mettait à se rhabiller pour deviner combien elle répugnait à retourner là-bas. Tandis qu'elle promenait un regard mélancolique sur les champs en contrebas, un soupir sensuel gonflait parfois sa poitrine, soulignant le galbe de ses demi-lunes hâlées.
Il aurait été dommage que cette peau satinée subisse la morsure du soleil, que ces doigts délicats se couvrent d'ampoules à force de labeur... Ramassant une bourse pleine d'or sur la table de chevet, Felton se leva, retenant ses chausses à deux mains. À quoi bon les renouer pour les ôter aussitôt après?
S'étant glissé derrière la belle attristée, il étendit le bras par-dessus son épaule et laissa tomber la bourse dans son vaste décolleté. Était-ce le contact de sa main ou celui des pièces qui lui arracha alors ce gémissement voluptueux?
Quand elle se retourna vers lui, un sourire aux lèvres, Felton cessa de se poser la question. Un bien joli sourire, pour une paysanne. Elle avait encore toutes ses dents. Oui, il était préférable d'abriter cette fleur avant qu'elle ne se fane. Rien qu'à s'approcher du seuil, il sentait l'haleine brûlante du soleil sur son visage, à moins que ce ne soit le feu du désir...
... Ou le souffle de la violente explosion qui fit s'évanouir en fumée les espoirs de Felton en même temps qu'une partie du champ de blé.
-Un dragon! Un dragon!
Les ouvriers désertèrent tous leur poste, propageant la nouvelle à travers champs. Le dragon émergea alors du nuage de fumée et se dirigea à tire-d'aile vers le moulin, entraînant un vortex fuligineux dans son sillage. Serrant sa culotte d'une main et sa belle échevelée de l'autre, Felton se précipita derrière la maison où il manqua de se faire piétiner par la horde des paysans qui abandonnaient le moulin. Planté au sommet de la colline, le contremaître hurlait aux fuyards de s'en retourner afin de sauver les sacs de grain moulu. La loyauté de cet imbécile avait quelque chose de pathétique. Tandis qu'il s'égosillait et faisait claquer son fouet, l'air déplacé par les ailes du dragon lui soufflait à la figure un tourbillon de brins de paille.
Tel un canon, les narines du monstre crachèrent deux bouquets de flammes. Le premier arracha le toit de l'entrepôt, envoyant bouler le contremaître au bas de la colline. Le second souleva dans les airs un blizzard de farine.
Les champs étaient en feu, ainsi que le moulin dont l'immense roue oscillait sur son socle de pierre. Les ouvriers, terrifiés, couraient en tous sens, pareils à des fantômes sous leur manteau de farine.
-Des créatures redoutables, ces dragons...
Felton cracha un flot de farine sur le sol, s'essuya les yeux et vit le chevalier tueur de dragons, celui qu'il avait filouté une semaine plus tôt. Depuis son cheval, il regarda d'un air placide le dragon fondre sur le moulin ravagé et se poser sur la meule vacillante.
-Pires que les rats, ajouta-t-il en souriant à Felton. Impossible de s'en débarrasser.
De saisissement, Felton lâcha sa culotte qui retomba sur ses chevilles.
S'étant reculotté, Felton traversa comme une trombe le banc de farine qui le séparait de Bowen, esquivant les paysans qui ramassaient la poudre blanche à la pelle pour la fourrer dans des sacs.
-Voleur... Canaille! s'emporta-t-il contre le chevalier toujours impassible. Comment osez-vous ainsi dépouiller un homme honorable?
Il écarta un paysan de son chemin en le renversant dans la farine et vint se planter au pied du cheval de Bowen:
-Vous ôtez le pain de la bouche de ces malheureux!
Les ouvriers suspendirent leurs efforts et tournèrent vers lui des regards incrédules. Felton ne se démonta pas pour si peu. Son masque cendreux troué par deux yeux furibards lui donnait l'air d'un spectre surgi d'entre les morts.
-Qu'est-ce que vous avez à bayer aux corneilles, tas de fainéants? Au travail!
Puis il fit volte-face vers Bowen:
-N'avez-vous point pitié de ces nécessiteux?
C'était en vain qu'il s'était efforcé d'introduire un trémolo dans sa voix. Le chevalier ne parut point ému:
-Je veux mon dû de la dernière fois, plus une avance.
La mignonne leva vers lui un sourire faussement ingénu en caressant l'encolure de son cheval. Le chevalier lui rendit son sourire accompagné d'un clin d'œil. Felton tira brutalement la fille en arrière. Fort bien... Il avait tenté d'en appeler aux bons sentiments de ce filou mais, puisqu'il avait échoué, il ne lui restait plus que la menace:
-Dis donc, coquin... Sais-tu bien à qui tu t'adresses? À lord Felton, le premier conseiller du roi Einon.
-Dans ce cas, ce sera double prime.
-Je te ferai fouetter et mettre aux fers! Tu n'auras pas un sou!
Voulant produire un effet théâtral, il écarta les bras en grand... et lâcha sa culotte. Comme il se baissait pour la remonter, il lança à la cantonade un regard qui arrêta net les rires. Un grondement tonitruant le fit sursauter; les paysans se dispersèrent en courant. Le dragon avait pris son essor et déboulait la pente de la butte. Felton, le chevalier et la mignonne se retournèrent d'un même mouvement et virent le monstre s'écraser contre le mur latéral du manoir. Felton regarda sa demeure, puis le chevalier, puis la fille. Agrippant le cordon qui dépassait du décolleté de celle-ci, il tira, ramenant au jour la bourse qu'il jeta au chevalier:
-Voilà! Et maintenant, au travail!
Les paysans se pressaient dans la cour le long du mur écroulé. Felton prit place dans un fauteuil, flanqué de ses sbires, sa maîtresse lovée à ses pieds. Sous leurs regards attentifs, le chevalier éperonna son cheval et gravit le flanc de la butte en brandissant sa hache. Perché sur la meule, le dragon l'attendait de pied ferme.
-Quand il en aura terminé, glissa Felton à l'un de ses nervis, tu iras récupérer mon or.
-Non, le mien, le corrigea la fille.
L'un et l'autre virent leurs espoirs déçus. Comme le chevalier arrivait sur lui, le dragon le souleva entre ses mâchoires et recueillit son cheval entre ses pattes tendues. Un soupir consterné monta de la foule quand le dragon passa au-dessus de leurs têtes, les jambes du chevalier dépassant de sa gueule et le cheval gigotant dans ses serres.
Felton se leva d'un bond et le suivit des yeux jusqu'à ce qu'il ait disparu dans la forêt par-delà les champs.
-Ce dragon a emporté mon or!
-Non, mon or, rectifia la fille avec une moue dépitée.
Le dragon survola la cascade, se posa en douceur sur la berge et libéra aussitôt le cheval. L'animal, effrayé, fila telle une flèche dans l'eau, où il demeura, tremblant de tous ses membres. Le dragon cracha, expulsant Bowen, bien vivant et trempé de salive.
-La prochaine fois, emporte-moi dans tes serres. Tu pues toujours autant de la gueule.
-Pardon... Ce doit être le marcassin que j'ai dévoré au petit déjeuner.
Bowen partit d'un grand rire et fit sauter la bourse de Felton dans sa main:
-Si tu as pris un marcassin, moi, j'ai attrapé un margoulin... De quoi satisfaire nos appétits respectifs.
Le chevalier s'aspergea le visage et la tête d'eau, puis il ôta son surcot et entreprit de le laver. Suivant son exemple, le dragon procéda à sa propre toilette, léchant la suie et la farine qui s'étaient glissées entre ses écailles.
Ils avaient établi leur camp près de la cascade, car celle-ci occupait une position centrale par rapport aux villes et villages que contrôlaient les favoris du roi. Ils étaient convenus de ne blesser personne et d'occasionner le moins de dégâts possible, juste assez pour rendre crédible la menace du dragon. L'ampleur exceptionnelle de ce premier raid tenait au différend préexistant entre Felton et Bowen.
Comme il regardait Bowen étendre son surcot sur la berge pour le faire sécher, le dragon se demanda s'il avait eu raison de lui souffler ce plan. L'humidité ravivait les couleurs de l'épée à l'intérieur du cercle, mais l'étoffe était bien élimée. Le chevalier entreprit de compter son or.
-Qu'en est-il de tes autres appétits, chevalier? interrogea le dragon d'un ton posé.
-Que veux-tu dire?
Le dragon prit un air dégagé et se remit à farfouiller entre ses écailles:
-Tant que j'assurerai ta subsistance, tu auras tout intérêt à me garder en vie. Mais, quand ta soif de richesses se sera étanchée, tu n'auras plus besoin de moi...
-Je suis un chevalier de l'Ancien Code, s'emporta Bowen. Je n'ai jamais failli à l'honneur.
-Mais n'as-tu pas juré de tuer tous les dragons?
-Comment oses-tu mettre ma parole en doute? Si l'un de nous a des raisons de se méfier de l'autre, c'est bien moi. Déjà, une fois, j'ai fait confiance à un dragon, ajouta-t-il en détournant le regard. Je m'en suis mordu les doigts.
Le dragon s'aperçut alors qu'en faisant sa toilette il avait par inadvertance dénudé la cicatrice rouge qui barrait sa poitrine. Vite, il rabattit ses écailles, juste comme Bowen reportait son attention sur lui:
-Mais cela ne m'a pas empêché de me jeter la tête la première dans ta gueule puante. Quelle autre preuve de ma bonne foi demandes-tu, dragon?
-Pourquoi m'as-tu fait confiance? demanda le dragon, sincèrement intrigué.
Sa question prit Bowen au dépourvu. Il baissa les yeux vers le sol, comme s'il espérait y lire la réponse, et esquiva en interrogeant à son tour:
-Pourquoi ne m'as-tu pas tué quand tu en avais l'occasion?
-Nous avions conclu une trêve.
-Et maintenant? Sommes-nous toujours partenaires ou ennemis?
-Nous ne sommes pas des ennemis, assura le dragon sans savoir si Bowen le croyait.
Lui-même n'était pas certain d'en être convaincu.
-Sans doute dis-tu vrai, répondit Bowen après mûre réflexion.
Puis il partit d'un rire sardonique:
-Moi, le partenaire d'un dragon... La vie a de ces caprices!
-La vie vaut toujours mieux que la mort, murmura gravement le dragon.
-Crois-tu?
Le dragon fixa son regard sur le chevalier, surpris de l'amertume qui perçait derrière ces deux mots. Bowen aussi s'en était aperçu, aussi reprit-il d'un ton volontairement enjoué, en remontant son cheval vers la berge:
-J'aurais cru que tu accueillerais la mort comme une délivrance. Tu es le dernier de ton espèce; tes amis sont morts. Où que tu ailles, tu suscites le rejet et l'hostilité.
-Crois-tu qu'il soit utile de me le rappeler? gronda le dragon, agacé. Mais tu as raison... J'aspire à la mort autant que je la redoute.
-Pourquoi? Que crains-tu de perdre encore?
-Mon âme...